Auteur : Philippe Breton
Titre : L'utopie de la communication
Maison d’édition : La Découverte
Année : 1997
169 pages
Mots clés: communication, information, connaissance, médias, individualisme
Philippe Breton fait dans ce livre une forte
critique à l'utopie de la communication, un
"courant de pensée qui, à partir des années quarante, fait de la communication l'axe central de réorganisation des sociétés" (p. 9). La première partie du livre est dédiée à la caractérisation de la communication comme "valeur", la deuxième à l'ancrage de la naissance de cette utopie au contexte historique de la première moitié du XXème siècle. La troisième et dernière partie regroupe les critiques proprement dites. Laissons claire dès maintenant qu'
il ne s'agit pas de critiques à la communication en soi – tant que moyen d'expression des hommes, Philippe Breton la reconnaît comme fondamentale pour le développement et l'exercice de la démocratie –
mais plutôt des critiques à l'excès de sa valorisation; il nous dit en conclusion:
"le paradoxe qui est décrit dans ce livre est que trop de communication conduisait finalement à une remise en question de la démocratie elle-même" (p. 169). Dans ce petit article mon objectif n'est pas de faire un résumé de l'ouvrage, mais plutôt de souligner des passages qui m'ont fait réfléchir sur la notion de communication, sur l'ampleur de son influence sur la société et, finalement, sur quelques effets de l'excès cité par Philippe Breton.
Un contexte historique particulièrement favorable pour la naissance d'une nouvelle utopieLa
dégradation de la valeur de la vie humaine se concrétise pendant toute la première moitié du XXème siècle lors du grand conflit qui regroupe la 1ère et la 2ème guerres mondiales. L'exécution des juifs dans des champs de concentration nazis et le bombardement atomique de Hiroshima et Nagasaki sont des faits expressifs de cette barbarie moderne. La société d'après guerre est traumatisée et perdue
[1], non pas simplement par le vécu du conflit mais par les horreurs rendus publiques à son terme. Le contexte est donc favorable
[2] à l'émergence d'une nouvelle utopie. En particulier, on comprend mieux
le rôle central attribué à la transparence dans cette nouvelle utopie quand on analyse l'importance du secret dans la mise en œuvre de la barbarie moderne
[3].
"Face à la crise générale des valeurs, la communication va apparaître à la fois comme une nouvelle valeur, mais une valeur vide, non moraliste, puisqu'elle n'intervient pas sur le contenu des rapports entre les hommes" (p. 94).
Norbert Wiener: l'homme purement social et la communication comme arme contre l'entropiePhilippe Breton attire l'attention à
la pensée du mathématicien américain Norbert Wiener, père de la cybernétique, que dans les années 1950 propose une nouvelle vision du réel:
"le réel peut tout entier s'interpréter en termes d'information et de communication" (p 25), le mouvement d'échange d'informations est considéré comme
"constitutif intégralement des phénomènes, aussi bien naturels qu'artificiels" (p 26). Dans cette vision,
il n'y a pas de place pour l'intérieur des êtres, tout est à l'extérieur, et tout s'explique par les relations extérieures entre les êtres et les phénomènes.
Wiener a proposé donc une représentation alternative de l'homme: détachée de la biologie (et donc supposée contraire à toute possibilité de développement du racisme
[4]) et vidée de toute valeur intérieure:
"(…) l'homme [comme] un être purement social, pilotant son destin rationnellement en fonction des contraintes externes plutôt que 'dirigé par l'intérieur' par des valeurs." (p. 98).
Partant d'un discours purement scientifique et extrapolant l'analogie avec la 2ème loi de la thermodynamique (de l'entropie), Wiener croyait que l'univers est un système clos, destiné à la destruction finale (quand l'entropie générale sera à son niveau maximale, en d'autres termes, quand la plus grande homogénéité possible sera atteinte).
La portée sociale de cette vision se concrétise par la responsabilité de l'homme, vis-à-vis et de la société et de la nature, de faire "reculer localement l'entropie" (p 34), de lutter contre le "diable" du désordre avec, selon Wiener, son opposé: l'information.
Parenthèse sur la société de la communication
"Les hommes ont toujours échangé entre eux (…) Ils ont probablement toujours utilisé des 'techniques de communication', qu'elles soient matérielles ou intellectuelles. Dans ce sens, les sociétés humaines ont toutes et toujours été des 'sociétés de communication', et cette activité se présente comme une donnée anthropologique permanente. L'une des différences entre le passé et le présent est sans doute, depuis l'impulsion donnée par l'invention de l'écriture, puis de la rhétorique, le fort mouvement d'innovation dans ce domaine. L'autre différence est, bien sûr, la valeur sociale qu'on accorde aujourd'hui à ces techniques. (…) La communication fonctionne aujourd'hui de plus en plus systématiquement dans le discours social comme un recours universel, sinon comme le seul recours. Chaque problème trouverait ainsi une approche 'rationnelle' grâce à la 'communication' qui apporterait à la fois la 'transparence' dans l'analyse et le 'consensus' dans la solution." (p. 124-5)
Les effets pervers de l'utopie de la communicationPhilippe Breton considère cette utopie de la communication irréalisable, mais non pour autant inoffensive. Voici de façon résumé de points intéressants de sa critique aux excès de valorisation de la communication.
La confusion entre information et connaissance:
"L'un des troubles provoqués par les médias aujourd'hui est le fait que l'homme moderne croit avoir accès à la signification des événements simplement parce qu'il est informé sur eux" (p. 141). Breton parle de
l'importance de l'"expérience vécue", que l'information
"aussi bien faite soit-elle, ne peut pas restituer ou remplacer" (p. 141). Et comme
"l'ignorance n'a pas de meilleur allié que l'illusion du savoir" (p. 141), les médias seraient en train de favoriser l'ignorance à propos du monde et non pas sa connaissance. Cette confusion entre accès à l'information et le développement d'une connaissance est présente aussi dans l'utilisation des multimédias pour l'éducation. Selon Breton,
"le processus éducatif n'est pas d'abord une affaire d'accès au savoir, mais bien plutôt une manière de poser la question, fondamentale, du désir de savoir. Améliorer l'accès ne changera pas une virgule à la situation du désir de savoir qui doit animer l'élève" (p. 145). Et il dit même que cela pourrait engendrer un grand problème:
"d'augmenter le faussé entre ceux qui sont dotés par la nature ou par l'environnement familial d'un tel désir, et ceux qui auront besoin d'un système éducatif attentionné pour le faire naître et l'entretenir" (p. 146). Breton parle également de
"l’idolâtrie de l'outil" comme déviation de son utilité.
L'incontournabilité des médias: Breton dit que
les médias "prétendent au monopole de la circulation de l'information entre les hommes" (p. 150), et que cela signifierait un danger pour la démocratie, car cette dernière
"implique une maîtrise des moyens d'expression par ceux-là mêmes qui s'expriment" (p. 150).
"Le message principal que les médias véhiculent aujourd'hui est l'importance de la communication comme valeur centrale autour de laquelle la société est censée s'organiser." (p. 152) Les médias exerceraient ainsi une contrainte invisible sur la société, caractéristique propres aux idéologies. Mais Breton rappelle que
"l'impact des médias est relatif à la nature du lien social dans lesquels ils interviennent." (p. 152). A ce propos il conclut:
"les médias, aujourd'hui incontournables, ne sont peut-être finalement, sous leur forme actuelle, qu'un aspect transitoire de l'activité humaine, directement lié à l'état singulièrement dépressif du lien social" (p. 152).
L'illusion du pouvoir libérateur de la communication: l'illusion ici est basée sur l'idée que
"le seul fait de communiquer serait suffisant pour vivre harmonieusement en société" (p. 157). Or, Breton dit que
"la communication ne peut jamais apporter un plus, une véritable nouveauté: son rôle se limite le plus souvent à réduire un désordre, à rétablir une situation. La communication est bien, sous quelque angle qu'on la prenne, une valeur réactionnelle" (p. 158).
Le risque d'un nouvel individualisme: d'un côté, la société de la communication rend publique, de façon de plus en plus trivial, des aspects de la vie individuelle avant considérés comme privés, ce qui entrainerait un renfermement des individus autour d'eux-mêmes. Selon Breton cela a une relation avec les modifications structurelles des familles:
"Là où la famille élargie constituait un rempart contre une ingérence trop forte de la société globale et un lieu de développement d'une vie privée partagée, l'individu doit réinventer un espace de protection de ce qu'il est sans doute en droit de considérer comme strictement personnel. Cet espace, aujourd'hui, semble être fortement individualisé" (p. 155). De l'autre côté, la configuration d'
une société "fortement communicante mais faiblement rencontrante", où l'individu est
"à la fois phobique à la présence physique d'autrui, mais en même temps étroitement dépendant de sa présence virtuelle" (p. 161). Breton cite le commentaire de la psychologue Sherry Turkle à propos de la relation de quelques uns de ses patients et l'ordinateur, ce dernier
"offre une compagnie dénuée du caractère menaçant de l'intimité avec autrui"[5]. Breton conclu que:
"Ce néo-individualisme se vit comme extraordinairement communicant, mais c'est au prix de vider la communication de sa substance: la rencontre avec l'autre, la rencontre avec un univers qu'on a pas forcement choisi, la confrontation avec ce que l'on pourrait appeler, au sens fort, une surprise" (p. 161).
La montée de la xénophobie: l'individualisation du contenu et des services de communication engendrerait un recentrage de l'individu sur ses propres intérêts et serait propice au développement de la xénophobie:
"cette mise à distance de l'autre et ce repli dans 'mon monde' portent en germe une forme nouvelle de xénophobie" (p. 163).
Le "déni systématique du conflit" (p. 164): l’extrémisme des actes de communication qui poursuivent un idéal d’harmonie absolue s’opposerait à toute forme de conflit. En pratique cela engendrerait la minimisation de la possibilité de critique :
"La recherche de l’harmonie et du consensus, l’obsession de la positivité présuppose l’élimination systématique de toute forme d’expression critique" (p. 165).
La critique de Breton sur le monopole des médias sur la circulation de l'information serait peut-être à relativiser face au développement des outils de production collaborative de contenu (parfois appelés outils "web 2.0"). Néanmoins, force est de constater que l'utilisation de ces mêmes outils pourraient être vue comme une expression encore plus d'actualité du nouvel individualisme cité par Philippe Breton.
Pour finir une citation de l'introduction de l'ouvrage en question:
"Quelqu'un, un jour, me raconta l'histoire des deux amis qui se rencontrent. L'un demande à l'autre: 'ça va?', et l'autre, après l'avoir regardé, répond: 'Oh toi, ça va; et moi?' Voilà un bon résumé des effets pervers que génère la nouvelle utopie dans notre société: un homme sans intérieur, réduit à son image." (p. 12)
__________
[1] Philippe Breton nous dit que "la perte de points de repère, mais surtout l'idée selon laquelle les points de repères ne sont pas nécessaires pour l'action, témoigne d'une certaine façon de l'état de délabrement dans lequel se trouvent les sociétés d'après-guerre." (p. 93)
[2] Breton nous dit que "c'est parce qu'elle intervient dans une situation de vide à la fois sur le plan des valeurs et sur celui des systèmes de représentation politique, que l'utopie de la communication a connu progressivement un tel succès" (p. 93).
[3] Différemment des autres moments historiques semblables, "la barbarie contemporaine s'exerce au sein d'îlots bien délimités, cernés par un milieu resté dans l'ensemble civilisé et organisé. (…) On ne comprendra pas l'attrait que le thème de la transparence aura par la suite, si l'on ne se rappelle pas au préalable l'importance de cette connivence qui s'établi entre le secret et la barbarie moderne." (p. 77). Le génocide des juifs dans les champs de concentration, par exemple, a été tenu secret aux juifs (probablement pour faciliter le contrôle des autres prisonniers et même la capture des juifs vers les champs de concentration), aux Alliés, et également à la majorité de la population allemande, et même ceux qui connaissait la vérité la gardait comme un secret (peut-être craignant la réaction des propres partisans du système nazi face à l'extrême dégradation morale à laquelle le racisme les avait conduit).
[4] "Cet homme nouveau ne peut plus – à condition qu'il évolue dans une société de communication – être l'objet d'un quelconque racisme, puisque la race fait appel à la biologie et que la biologie n'a plus rien à faire avec ce nouvel homme-là." (p. 98)
[5] Sherry Turkle, dans le rapport: The National Information Infrastructure: Agenda for Action, repris dans le discours de présentation du vice-président Al Gore le 11 janvier 1994 devant l'Académie des arts et des sciences de la télévision de Los Angeles